Entretien avec Jan Fedinger
Propos recueillis par Wilson Le Personnic
Mai 2025
Jan, ton parcours se trame à la croisée de plusieurs disciplines, médiums, pratiques… Peux-tu commencer par te présenter ?
Je travaille principalement avec la lumière, bien que ce ne soit pas mon seul médium. Mon parcours artistique s’est construit à travers une accumulation de circonstances, d’intérêts multiples et parfois de hasards. Je collabore régulièrement avec des chorégraphes, tout en développant mes propres pièces, parmi lesquelles figurent également des formes performatives proches de la danse. Ma pratique s’étend à d’autres champs, tels que la photographie, le dessin à l’encre, le travail sonore, le plus souvent au moyen de dispositifs électroniques que je conçois moi-même, mais aussi la création de mobilier ou de luminaires. Il m’est même arrivé de réaliser une série de gâteaux de mariage sur commande ! Je refuse les étiquettes. Dans une société marquée par l’hyperspécialisation, je crois qu’il est essentiel de pouvoir circuler librement entre les formes et les disciplines. Changer en permanence de médium, c’est une façon pour moi de bousculer les attentes, de surprendre, d’ouvrir l’expérience artistique à l’inattendu. Car ce qui limite bien souvent la créativité, chez l’artiste comme chez le spectateur, c’est l’illusion de savoir à quoi s’attendre. Ce qui relie l’ensemble de ces pratiques, c’est une recherche de l’essentiel : capter une sensation, une idée, un mouvement dans sa forme la plus épurée. Cela peut se traduire par quelques traits d’encre, un jeu de lumière, ou même, un gâteau. Chaque médium devient un outil pour approcher ce qui se cache derrière l’expérience sensible. Et plus je m’interroge sur ces pratiques, plus les réponses deviennent complexes, nuancées, parfois difficiles à formuler. Certains gestes sont instinctifs, certaines manières de créer échappent à toute tentative de formulation théorique. Et c’est justement cette part-là, instinctive, non verbale, qui me fascine dans l’acte de création.
Ta pratique semble traversée par une attention fine au sensible, à ce qui nous entoure. Quel rôle joue la lumière dans ton rapport au monde, et comment nourrit-elle ta recherche artistique ?
En effet, je suis sensible aux atmosphères qui m’entourent. Elles sont souvent liées à la lumière, qu’elle soit naturelle ou artificielle. Certaines situations ont cette capacité à suspendre le temps, à ouvrir un espace de contemplation au sein d’un monde traversé par l’urgence. Ce sont ces moments de bascule, où la perception se transforme, qui me touchent profondément. À travers mon travail, j’essaie d’activer ce potentiel poétique du quotidien. Un éclat de lumière, une silhouette, une brume légère peuvent devenir des points d’entrée vers une autre perception du réel, plus libre, plus ouverte. Ces instants de bascule me touchent profondément. Ils suspendent le temps et ouvrent un espace de contemplation au sein d’un monde traversé par l’urgence. J’ai le sentiment que ces espaces, et ces temps, deviennent de plus en plus rares. C’est pourquoi les lieux d’art, qu’ils soient théâtraux, muséaux ou autres, me paraissent essentiels : ils offrent encore cette possibilité de prendre le temps, de percevoir autrement. Bachelard écrivait que c’est dans la rêverie que nous touchons à une forme de liberté. Si l’on accepte l’idée que ce que l’on voit peut contenir bien plus que ce qu’il semble montrer, alors s’ouvre un monde dans lequel chacun peut façonner son environnement selon ses propres désirs. Pour autant, mon intention n’est jamais de proposer une forme d’évasion. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est d’interroger la perception elle-même : inviter à observer autrement, à se reconnecter à sa propre manière de voir. Car prendre conscience de sa manière de percevoir, c’est déjà faire un pas vers une forme de liberté. Et peut-être, vers une transformation subtile mais profonde de notre rapport au monde.
Tu collabores régulièrement avec des chorégraphes. Peux-tu donner un aperçu de tes processus de collaboration ?
Ma manière de travailler s’adapte à chaque projet : il n’existe pas, pour moi, de préétablie ou universelle. Chaque collaboration nécessite d’inventer un langage commun, une nouvelle façon d’aborder l’espace scénique, et de construire une confiance mutuelle. Créer une œuvre est un acte profondément intime, accueillir un autre artiste dans ce processus implique une réelle ouverture. C’est pourquoi je cherche à m’impliquer dès les premières étapes de la création, non seulement au moment de la conception, mais aussi tout au long des répétitions. La lumière ne peut être pensée uniquement de manière abstraite ou théorique : elle doit être éprouvée en situation, dans un dialogue constant avec ce qui advient sur scène. C’est dans ce contexte vivant que l’intention lumineuse peut véritablement se déployer et être partagée. Les résidences qui permettent ce type de travail exploratoire sont encore trop rares, mais elles me semblent essentielles. Car la lumière ne vient pas simplement « habiller » un spectacle une fois celui-ci achevé ; elle doit, au contraire, émerger du cœur même du processus de création.
La lumière semble, dans tes collaborations, s’émanciper de sa fonction traditionnelle pour devenir un véritable partenaire de la scène. Comment envisages-tu cette relation ?
La danse me semble, par nature, ouverte aux autres disciplines artistiques, et notamment aux arts visuels. À ce titre, elle entre en résonance avec la lumière, qui partage avec elle des caractéristiques fondamentales : son inscription dans le temps, son caractère éphémère, sa dimension essentiellement visuelle. Aujourd’hui, les frontières entre les pratiques s’estompent de plus en plus. Les catégories comme « danse », « théâtre », « performance visuelle » ou « danse-théâtre » peuvent orienter le public, mais elles ne rendent pas toujours compte de l’expérience vécue. Il m’arrive, par exemple, d’assister à un spectacle chorégraphique et d’être davantage touché par le travail sonore que par la gestuelle, au point de fermer les yeux pour mieux écouter. Dans de tels cas, l’étiquette ne correspond plus à la réalité sensible du spectateur. Cela traduit, à mon sens, une volonté croissante de certaines disciplines, comme la lumière, de s’affirmer non plus comme de simples appuis ou arrière-plans, mais comme des partenaires à part entière du processus de création. On a longtemps affirmé qu’une lumière réussie était celle qui ne se faisait pas remarquer. Cette conception tend à évoluer. Aujourd’hui, j’ai l’impression que plus en plus de chorégraphes choisissent d’ouvrir les foyers d’attention sur scène, plutôt que de centrer le regard uniquement sur l’interprète. Dans ce contexte, la lumière peut devenir un véritable protagoniste, capable d’entrer en dialogue avec le corps et le mouvement. C’est précisément cette capacité de la danse à interroger le mouvement dans toutes ses dimensions qui me fascine. Le mouvement ne se limite pas au corps humain : il peut être celui de la lumière elle-même. Et lorsqu’un corps et une lumière en déplacement se rencontrent, il se crée une énergie, une dynamique, qui dépasse la simple somme de leurs présences respectives.
Comment tes expériences avec la danse ont-elles influencé, voire transformé, ta recherche artistique ?
Collaborer avec le monde de la danse, où tout repose sur le rythme, le mouvement et l’expression du corps, a profondément transformé ma manière d’aborder la lumière. Cela enrichit non seulement mon langage visuel, mais influence aussi ma façon de concevoir l’espace et le temps. Le va-et-vient entre mes projets personnels et mes collaborations m’offre une grande liberté d’exploration. En contexte collectif, je peux tester des idées à petite échelle, les intégrer à un univers plus large, tandis que dans mes propres pièces, j’ai la possibilité de les pousser plus loin, de les développer en profondeur, en leur consacrant toute une œuvre. Ce dialogue constant entre travail personnel et création partagée a également transformé ma manière d’être en équipe. Avoir des espaces pour mener mes propres recherches me permet d’être pleinement disponible dans les dynamiques collectives, au service d’un projet commun. Je peux me mettre au service d’une proposition, m’ajuster à l’univers d’un chorégraphe ou d’un metteur en scène, et travailler dans une logique d’écoute et de co-construction. En résumé, ce mouvement entre création individuelle et collaboration nourrit à la fois ma recherche artistique et ma posture au sein du collectif. Je vois chaque projet comme un nouvel espace de recherche, dans lequel je m’efforce de mettre de côté mes habitudes, pour rester à l’écoute de ce qui se manifeste, sans imposer une forme préconstruite.
Tu as présenté l’hiver dernier au CCN de Grenoble land[e]scapes 4, le quatrième volet d’une série de pièces qui explorent la relation entre l’homme et la nature. Peux-tu présenter ce projet au long court ?
land[e]scapes est un projet conçu comme une recherche autour de la lumière, envisagée non pas comme simple effet visuel, mais comme expérience sensorielle globale. Certaines œuvres de cette série cherchent à proposer une forme de lumière « pure », épurée de toute distraction visuelle ou narrative. Si l’aspect esthétique, voire spectaculaire, peut être présent, la lumière n’y constitue qu’un élément parmi d’autres. Le son, le mouvement, les matériaux, les textures, parfois même les odeurs, sont autant de composantes qui participent à l’expérience. Mon intention est de solliciter plusieurs sens, comme cela se produit naturellement dans l’observation d’un paysage. Lorsque l’on contemple un coucher de soleil depuis une montagne, on ne perçoit pas seulement la lumière : on sent le vent, l’humidité, les odeurs du sol, on entend les sons environnants. C’est cette complexité sensorielle, cette globalité perceptive, que j’essaie de transposer sur scène. Mais mon objectif n’est pas de reproduire une expérience naturaliste, ni de chercher la beauté au sens classique. Je cherche plutôt à en extraire l’essence, à comprendre comment une atmosphère, une présence non humaine, peut générer un récit sensible, une forme de narration poétique, visuellement et mentalement stimulante, capable d’activer la perception du public et de l’engager dans une expérience partagée. Je ne cherche jamais à proposer quelque chose de radicalement inédit, ni à produire l’expérience la plus saisissante. Mon intention est plutôt d’utiliser la technologie pour engager un dialogue sensible avec le public. Ce travail est parfois qualifié d’installations lumineuses mais je suis en réalité assez réservé face à cette appellation. Pour moi, elle tend à figer l’expérience dans un objet que l’on regarde, comme si l’essentiel se trouvait dans l’image. Or, ce n’est pas ce que je vise. Ce qui m’importe, ce n’est ni le médium, ni la forme en elle-même, mais le temps que le spectateur accepte d’y consacrer. Ce temps d’attention, d’écoute et de présence est, à mes yeux, le véritable cœur de l’expérience artistique.
land[e]scapes 4, vu au CCN de Grenoble, avec la Biennale Experimenta